Il est 5h55 en ce matin glacial de janvier 2055. Mon autoglisseur vient de se garer à sa place sur le parking du CSS, la diminution du sifflement des pulseurs m'extrait de ma rêverie, je sors du véhicule, lui ordonne de se figer et me dirige d'une démarche pavlovienne vers l'entrée des USV. Le bruit pneumatique de la fermeture des portes confirme la mise hors service de mon engin, belle invention que ces capteurs vocaux qui réagissent à ma prononciation encore chargée d'une soirée d'ivresse. Un second mot pâteux sort de ma bouche, comme à regret, afin d'activer l'entrée de l'Unité de Soins Virtuels : "Ouverture" C'est l'heure de pénétrer dans cette aile du Centre de Soins Spécialisés. Maudissant le service public qui a toujours eu la fâcheuse habitude de fonctionner avec une décennie de retard, je réalise ma méprise alors que la serrure reste bloquée, cette porte reste sourde à ma commande. Je fouille dans mes poches à la recherche de mon passe-partout. Encore sous l'effet d'une trop courte nuit, mes gestes sont aussi laborieux que ma concentration. Impossible de me souvenir où j'ai mis ce trousseau hier soir, la configuration multi poches de ma tenue vient accentuer ma désorientation mnésique. Cette recherche machinale est un jeu dont je n'ai pas compris l'utilité. J'aime bien ces réceptacles vestimentaires me permettant de me promener avec une panoplies d'objets qui ferait rougir un couteau suisse. Je réalise à ce moment que leurs seules fonctions s'avèrent de boursoufler mes vestes. Après un moment semblable à une éternité, mes mains s'accoutument à ce travail matinal et se glissent entre les différents ustensiles, trouvent enfin leurs repères dans un espace maintenant familier. J'effleure le minuscule boîtier ancestral, et d'un doigt enfonce la touche tactile. Voici le moment de me réfugier dans la chaleur lourde de l'USV. J'entre en pensant au jour ou cette porte s'ouvrira en ne m'infligeant plus cette laborieuse recherche matérielle. Une
sensation intolérable me fait l'effet d'un réveil matin tonitruant, me sortant de mon
état semi-comateux. Des effluves particulièrement nauséabonds me plongent
irrémédiablement dans la réalité qu'il va me falloir affronter. Je tente en vain de
respirer par la bouche afin d'évacuer le sentiment de répulsion que me remémorent ces
flatulences, pour finalement m'abandonner à ma respiration naturelle par le nez. Rien à
faire, les molécules présentes dans ce lieu transpercent mes pores, activant ma mémoire
corporelle tel un gel transcutané. Le souvenir de centaines d'expériences analogues me
flanque une gifle stimulante. Je suis bien en état d'éveil, inutile de me pincer pour
m'en imprégner ! C'est sous le poids du sommeil, que je prends mon travail si tôt ce matin, et que je ressent inévitablement cette épouvantable sensation de reprise de contact avec l'évidence. "Salut Paul" C'est mon premier contact de la journée. Un semblable insomniaque que j'interpelle sans espoir de réponse dans la pénombre du pavillon. Je pourrais aussi bien poursuivre mon chemin sans ce luxe de parole, mais la routine peut-être, ou une obligation bien personnelle que je m'impose, m'a fait lâcher ces deux mots qui me confirment son existence, et plus certainement la mienne. Paul est déjà éveillé, ce qui me procure une irritation particulière "A ta place je serais encore au pieu" - ai je envie de lui dire, bien que pour rien au monde je ne voudrais échanger nos réalité subjectives. Ce premier contact est vécu comme une provocation, mais cet énervement soudain est vite contrecarré par ma conscience professionnelle, ma réaction de persécution s'estompe à l'aide d'une justification : " Il est autiste ". Autiste, ce terme d'un autre temps. Je suis face à un des derniers représentant de cette pathologie que le siècle ne produit plus, je suis d'ailleurs tout aussi dinosaure que lui en ce lieu. Nu, comme à son habitude à cette heure matinale, dans le coin de la tridivision branchée en sourdine, tournoyant sur lui-même, le regard fixant un point absent dans l'espace au-dessus de sa tête, Paul se masturbe rythmiquement, imperturbable face à mon apparition. Sans plus d'attention pour lui, et sans pulsion érotique que pourrait m'induire ce geste évocateur, je me dirige vers ce parfum salvateur de café frais qui vient d'accaparer mon odorat, me procurant ce plaisir divertissant les flagrances et visions qui m'agressaient quelque secondes auparavant. Je me fait l'effet d'un eunuque blasé qui a évacué de son esprit les images parlantes de cette vision fugitive. Améline et Aléka, les deux collègues qui ont hérité de l'amplitude de nuit, aussi dénommée "Heures des Utopies" par les équipes de jour, sont assises à vocoder les observations relatives au déroulement de la nuit. "Salut"
je lance une seconde fois avec ma voix encore mal entraînée, "ça s'est bien
passé ?" " Henri est plutôt excité, il a tapé une bonne partie de la nuit, inutile de te dire que Roger l'a accompagné de ses cris ! On l'a nanoleptisé il y a 2 heures."
Cela n'augurait rien de bon pour la suite de la journée. Henri est un des patients les
plus difficile de l'unité, nécessitant une prise en charge permanente les jours de
crise. L'arrivée de Sulder et d'Astrène, mes deux collègues pour la matinée, me coupe
de cette pensée pessimiste, tout en me procurant un sentiment mitigé : j'aime bien
bosser avec Astrène, jeune diplômée encore pleine de vocation, mais par contre
n'apprécie pas spécialement Sulder, qui vient ici comme s'il s'agissait d'une usine
quelconque, trop désabusé et désinvesti de sa fonction pour représenter un moteur dans
la profession. Noyé dans le virtuel, il a opté pour une vision mécanique et
fonctionnelle de la vie. Resté trop longtemps sans bilan existentiel, il s'est blindé
aux émotions humaines, le temps s'écoule pour lui sans heurt, sans éclaboussures. Il
s'est fait phagocyter par l'ambiance de l'USV. C'est un tox des trois-huit, un pratiquant
des bénéfices secondaires. La demi-heure qui suit est calme dans sa lenteur, chacun se laissant bercer par les bras de Morphée qui nous agrippe en ces heures matineuses. L'équipe relevée ne tarde pas à quitter le pavillon, nous laissant seuls avec notre café, les télécrans d'observations, et le silence de l'hôpital. Nous sommes peu bavards dans cette routine de la mise en route de la journée, encore envahis par nos rêveries réciproques. Mon regard s'attarde dans les yeux d'Astrène et y trouve ce qui me fait plaisir. Il m'est plus difficile de croiser celui de Sulder qui ne porte en rien l'érotisme que je recherche, une de mes activités de ce matin sera d'éviter autant que possible les contacts avec lui, ce qui sera grandement favorisé par son immersion quasi perpétuelle avec la console du télécran de surveillance. Le changement de tenue introduit le début du labeur. Paradoxalement nous mettons nos blouses blanches d'infirmier, non pas dans le but officiel d'éviter l'infection à nos malades, mais pour nous en protéger. Je me rappelle avec nostalgie de l'époque de noviciat ou cet attribut me rassurait dans ma condition de soignant, et de la fierté dissimulée d'appartenir à ce corps des psy. Le tissu blanc de bactérionylon s'est autodésinfecté et a pulvérisé les traces de déjections de la veille. Dans ce monde bizarre, cet ustensile d'un autre âge permet encore de signer notre appartenance au corps paramédical, et d'indiquer aux rares visiteurs quels sont les interlocuteurs détenant le "pouvoir". Retirez cet uniforme à Sulder, il sera difficile de le différencier d'un patient lorsqu'il se promène dans les couloirs avec son air de zombie virtuel(quoique ce matin, je dois avoir une tête de ramolli du bulbe à interloquer les passants). 6 h
45. Vidant rapidement mon quatrième café matinal, mon corps se déplie afin de passer au stade d'activité qu'il se refusait depuis 30 minutes, et d'un geste habituel de la main, indique à Sulder de ne pas déclencher le protocole de sédation nanoleptique. Dans la chambre à deux lits où il se trouve, règne le désordre habituel, si l'on peut appeler désordre l'enchevêtrement des draps, couvertures et pyjamas qui sont les seuls accessoires dans ce lieu. Je m'avance soigneusement en évitant de glisser sur la mare d'urine, observant le responsable du vacarme qui se tient au pied du lit, les jambes arquées, en soulevant rythmiquement ce couchage métallique pour le frapper violemment contre le sol. Son visage est crispé tout comme ses mâchoires. Sa gorge laisse passer un grognement noyé par le fracas sourd des pieds du lit sur le carrelage. - Qu'est ce qu'il veut ce con - Décidément, j'ai la tolérance en panne ce matin! "Henri " Je l'appelle en vain, il ne bronche pas. C'est pas une bonne journée. Je sens une vague de désespoir s'abattre sur moi à l'idée de la somme d'énergie qu'il va falloir encore dépenser pour arriver à le calmer. Cela s'est produit tant de fois depuis que je travaille ici, comment ne pas tomber dans le désespoir ou la colère ? La sédation immédiate me vient à l'esprit, mais je repousse avec un effort de volonté cette idée salvatrice. La solution de la nano-injection ne m'a jamais convenue, elle me donne un sentiment d'impuissance par la suite. Ces drogues psycho-opérantes modifient les pensées en annulant pulsion et sa manifestation, elles comblent le vide créé en maintenant en place des nano-transmetteurs temporaires. Mais hors de ces modificateurs robotisé à la vie éphémère, l'appareil psychique reprend son état antérieur, et essaie inlassablement de remédier à cette tension éternelle.
D'un geste, j'arrête Sulder qui m'observe par le videocom Il a déjà préparé le
propulseur, pressé de retourner a l'état de non-être qu'il affectionne plus
particulièrement. Il a la sale habitude d'utiliser ce procédé lui permettant de
retrouver de manière instantanée l'immuabilité de ce monde déjà bien fermé de la
psychose. Encore un qui regrette l'époque où la catatonie était une pathologie
habituelle des unités de soins psychiatriques du siècle dernier, et dont le personnel
imitait les symptômes pendant 8 heures d'affilé. Je passe derrière Henri et lui prend les avant-bras de façon ferme, afin qu'il lâche ce pied de lit. L'exercice est rude, il est en opposition. Ayant complètement assimilé la dernière dose de nanoleptique, sa fureur se manifeste avec la même vigueur que d'habitude. Je tente de canaliser ma contention en me mettant synchrone avec sa vibration mortifère. Mon corps englobe le sien pour contenir cette enveloppe qui ne cherche qu'à éclater dans la fureur la plus extrême. Sa peau, rendue glissante par les sécrétions anxieuses, en profite pour m'agresser l'odorat et me transmettre cette violence que je sens sans limites. Je ressens sa pulsion destructrice me gagner. Pourquoi est ce que j'accepte de prendre sur moi ce ravage qui n'est pour l'instant que solitaire ? Pourquoi j'ose partager cet instant de rage qui s'écoulera de toute manière quoi que je fasse ? Pourquoi je n'accepte pas qu'Henri libère son expression quelque soit sa manière intempestive ? Boulot de fou ! Je sens sa crispation tétanique me gagner, et par réflexe m'entends prendre une profonde respiration afin de débloquer le malaise qui profite de mon apnée pour me paralyser l'esprit. Le son se fait plus sourd alors que j'accompagne son mouvement rythmique de percussion avec le sol. Du hard-rock, je désire passer au slow. Je veux que sa souffrance s'exprime par la tristesse au lieu de la haine. Ai je le droit ? Astrène
entre dans la chambre. Elle sait que ce genre de situation est difficilement gérable
seul. Non qu'elle ait peur d'une agression de la part d'Henri, mais plutôt qu'elle sait
par intuition et expérience que la violence du soignant est générée par de tels cas de
figure, que la présence d'un tiers permet souvent de remédier à cet état de fait. Elle me glisse sur le front le psy-empathe qu'elle a initialisé sur les ondes cérébrales d'Henri. La connexion est de suite intrusive et l'image de chaos qui m'envahit me fait cambrer le dos, m'oblige à expulser un cris de douleur. La sensation d'un objet informe me tord la région de la trachée, bloquant par la même ma respiration. Astrène me souffle d'imiter la réaction défensive de ce psychotique, me remettant instantanément dans ma position de soignant branché sur l'empathe. Serrant ses poignets, je me laisse gagner par son mouvement pour enfin l'accentuer. La boule dans ma gorge ne m'empêche plus de respirer alors que ma voix pousse le han libérateur. Tel un yo-yo, je la sent prendre de l'amplitude à l'unisson des cris que je pousse avec Henri. "Dépêche toi Jacques, le nanoleptiseur fou va frapper."
Astrène m'accompagne dans cette montée vers la libération. Je comprend ce à quoi Henri
cherche à échapper, je comprend cette énergie qu'il met dans sa frappe répétitive du
sol avec le lit, et je pressens la possibilité d'évacuer cette boule qui tente de me
faire éclater la gorge. Je la sens aller et venir avec une amplitude exponentielle et je
sais qu'il faut encore accentuer ma hargne pour la recracher.
"Pas fameuse ta réaction Jacques !" dit il en me toisant de la tête au pied, "je savais bien que tu ne disposais pas des ressources nécessaires pour affronter cette réalité. Mais puisque tu avais décidé d'affronter tes limites, il m'a semblé bon de te laisser te fourvoyer dans cette situation extrême. Il me semblait pourtant que tu maîtrisais ce genre d'atmosphère. L'option que tu a choisie était de trop pour cette confrontation." Que dire de toute manière ? Je suis bon pour repasser ce module. Je sors de la pièce tout en déconnectant mon casque virtuel. Je me retrouve de suite dans mon appartement, le casque sur les genoux. Un petit bip sonore me signale que les opérations se sont bien déroulées, je peux lire un résumé sur la bande LCD:
Partie sauvegardée sous Dess2_Pcv_Mod32_deb#Cli1059.HightZip Fichier protégé Je me remémore tout d'un coup, et cela toujours avec la même surprise, ma situation présente. Il n'existe plus de malades mentaux, il n'existe plus de centre hospitalier spécialisé depuis un vingtaine d'années, et il n'existe plus d'infirmiers de secteur psychiatrique. Ce voyage est issu de mes souvenirs, de l'époque où travailler était l'activité principale de la population. Un regard par ma fenêtre me dévoile une foule revêtue de bandeaux frontaux virtuels, immobiles et néanmoins vibrant d'émotions. Il n'y a plus d'angoisses, de peur ni de peines. Il n'y a plus de joies, de surprises, de destins. Il y a un grand vide ou je me sens seul. D'un mot rapide, je me connecte à mon mail et me retrouve branché sur mon carnet d'adresse à la recherche d'un correspondant. Toutes les entrées sont marquées "on virtual life". De colère, je m'échappe vers les sauvegardes de mes réalités ludiques et sélectionne la planète Mars année 3051. J'y ai perdu la vie lors d'une attaque des autochtones. J'absorbe un nanolytique puis me connecte. |
(C) Philippe Raimond, Février 2000